Cette synthèse appartient à la controverse Ajouter du fer dans la mer permet-il de réduire l'effet de serre ?

Bilan des stocks de carbone dans les différents compartiments biogéochimiques (T.Koffel)

Introduction
Le dioxyde de carbone (CO2) est un gaz à effet de serre qui bloque et réfléchit une partie du rayonnement infrarouge. La planète possède différents puits d’absorption, de fixation et de dissolution de ce gaz. Le phytoplancton (pour une grande partie) et d’autres organismes des océans constituent l’un de ces puits, en effet, il existe un échange constant de CO2 entre l'atmosphère et les océans (hydrosphère dans la Fig.1).

L'augmentation de la concentration du CO2 dans l'atmosphère terrestre est l'un des facteurs d'impact à l'origine du récent réchauffement climatique, effectivement, ce gaz est intimement lié aux variations de températures : les gaz à effets de serre en bloquant les rayons infrarouges augmentent la température terrestre, ce qui entraîne la fonte des glaciers et l’augmentation de la décomposition dans les tourbières. Le carbone contenu dans ces compartiments est alors relâché.

Depuis l'émergence de la période industrielle, les activités anthropiques libèrent dans l’atmosphère le CO2 stocké dans les combustibles fossiles de manière exponentielle ce qui entraîne une augmentation croissante de la température terrestre.

Le puits de stockage qu’est le phytoplancton n’est pas uniformément présent dans l’océan, il existe des zones dites « High-Nutrient, Low-Chlorophyll » (HNLC) où les communautés de phytoplancton sont réduites, à la fois en nombre d’espèces, en diversité de taille et en présence[1]. Ces zones représentent 20% des océans du monde et sont réparties dans trois aires majeures (Pitch & Brindley 1999): Pacifique Nord subarctique, Pacifique Equatoriale, et des parties de l’Océan Antarctique (Lalli & Parsons 2004). Martin & Fitzwater (1988) proposèrent l’utilisation du phytoplancton comme une pompe biologique pour résoudre le réchauffement climatique. Ils suggèrent que le manque de fer limite la croissance du phytoplancton - responsable d’environ la moitié de la fixation de carbone sur la planète.

Des expériences de fertilisations des HNLC par le fer ont été réalisées à petites échelles et les conséquences sont plus ou moins étudiées. Néanmoins, certains scientifiques ne sont pas d’accord avec cette méthode de lutte contre le réchauffement de la planète. En effet, ajouter de telle quantité d’un élément nutritif dans un écosystème peut contribuer à un déséquilibre total des écosystèmes et les conséquences peuvent en être dramatiques. Le débat reste encore ouvert pour savoir si oui ou non fertiliser les océans par le fer peut limiter le réchauffement climatique.

Ainsi, point par point, nous apporterons des élements pouvant peser pour ou contre cette méthode afin d’essayer de couvrir cette question de la manière la plus large possible.

Le stockage du carbone par le phytoplancton
Le phytoplancton absorbe et stocke dans sa biomasse le carbone présent dans les océans. Ensuite, soit le phytoplancton meurt et tombe au fond des océans et y dépose, dans les sédiments, le carbone qu’il contient, soit ce dernier est mangé par le zooplancton. Dans ce cas, le carbone absorbé par le phytoplancton sera relâché par le métabolisme du zooplancton et l’efficacité du stockage du CO2 par le phytoplancton sera réduite. Ainsi, l'efficacité de la fertilisation des océans sera restreinte.

Le stockage d’une forte quantité de carbone dans l’océan est-t-il possible ?
Lors des périodes glacières, la quantité de carbone séquestrée dans les océans est bien supérieure à celle que l’on connait actuellement. En effet, dans les périodes inter-glaciaires, le puit océanique serait sous-utilisé. Le puit de carbone océanique n’est donc actuellement pas utilisé à son maximum. C’est pourquoi, les partisans de la fertilisation proposent d’augmenter le taux de séquestration du CO2 par les océans pour répondre au changement climatique[2].

En revanche, dans un panache des Galapagos naturellement enrichi en fer, la réponse observée est similaire à celle que l’on observe dans les expériences de fertilisation (Martin et al, 1994).

Emission de gaz ayant un impact sur le réchauffement climatique
Les efflorescences de phytoplancton produisent du diméthyle sulfide (DMS). Lorsqu’il est dans l’atmosphère, le DMS participe à la formation de nuages. Or, les nuages renvoient les rayons du soleil ce qui évite le réchauffement de la planète[2].

L’effet secondaire ayant un impact négatif sur le changement climatique serait une possible augmentation de la reminéralisation. Ce qui résulterait en une augmentation de la dénitrification et de la production de N2O qui est le troisième gaz à effet de serre le plus important (Law CS, 2008 dans Kenneth L, 2008).

Mobilisation des nutriments
La fertilisation des zones HNLC favorise la croissance du phytoplancton ce qui augmente localement l’utilisation des nutriments. La fertilisation est donc bénéfique pour les organismes locaux. Mais dans un second temps, les eaux des HNLC sont entraînées par des courants marins qui les transportent aux zones où habituellement elles apportent des nutriments. Or, ces eaux sont devenues épuisées en nutriments et les compositions des communautés bénéficiant habituellement de ces nutriments peuvent être bouleversées[2].

Effets sur la biodiversité
L’ajout de fer provoque des efflorescences de phytoplancton. Le zooplancton, s’alimentant de phytoplancton augmente de façon proportionnelle à ces efflorescences. Ces croissances de populations sont ainsi observables tout au long de la chaîne trophique jusqu’aux communautés de poissons. Ainsi, en fertilisant les océans, les stocks de pêche pourraient être augmentés[2].

Mais aussi, la fertilisation peut changer la communauté de plancton établie. Ces changements réalisés à la base de la chaîne trophique peuvent induire des extinctions locales d’espèces ou des changements en aval dans la chaîne trophique et bouleverser l’équilibre des écosystèmes établis[3]. De plus, ces changements de communautés pourraient aussi affecter l’influence du rétrocontrôle positif du système DMS. Au lieu de produire du DMS diminuant l’effet de serre, les nouveaux organismes peuvent produire des gaz à effet de serre comme le méthane ou les oxydes nitreux. Ces gaz augmentent plus le réchauffement climatique que le CO2[2].

L’augmentation de la quantité atmosphérique de CO2 entraîne une augmentation de la concentration dans les océans, cela peut nuire aux créatures qui y vivent[2]. En effet, l’augmentation de la concentration en CO2 dans les océans conduit à l’acidification des eaux et ralentit la calcification des squelettes donc le taux de croissance des organismes utilisant le carbonate de calcium comme les récifs de coraux, les foraminifères, et les crustacés[2]. Une étude faite par Endo et al. 2015, suggère que l'acidification des océans pourrait réduire la productivité primaire malgré l’ajout du fer. Les niveaux de CO2 pourrait avoir des impacts négatifs sur la biomasse des diatomées dans la mer de Béring, en particulier dans des conditions de Fe-limitées.

La fertilisation peut également conduire à l’introduction de microorganismes qui peuvent faire des ravages sur les écosystèmes[2].

Les problèmes liés aux protocoles expérimentaux
La fertilisation des océans est souvent expérimentée en bouteilles. Ces expériences consistent à ajouter du fer en particules dans des bouteilles d’un litre d’eau de mer et à observer la croissance du phytoplancton et le changement de concentration en CO2. Cependant, elles ne reflètent pas exactement les conditions naturelles. Les projections de ces expériences surestiment le potentiel de prélèvement du CO2 suite à une fertilisation en fer[*](358.
Au début des expériences de fertilisation des océans par le fer, il y a eu des difficultés de suivi temporel des parcelles. Grâce à un traceur comme l’hexafluorure de soufre (SF6), on peut maintenant marquer et suivre une parcelle d’eau de mer (Martin et al., 1994).

Efficacité de la séquestration de carbone par la fertilisation
L’efficacité de la séquestration du CO2 atmosphérique par la fertilisation des océans en fer -calculée comme le carbone additionnel (net) exporté depuis la surface de l’eau vers les eaux profondes (>1000 m)- pour l’ajout du fer varie énormément selon les expériences et est nettement inférieure aux estimations calculées avec des expériences de fertilisation antérieures (De Baar et al., 2008). Cela est dû à un certain nombre de facteurs, incluant le broutage rapide du phytoplancton par le zooplancton sur la surface des eaux, la perte du fer ajouté par sa précipitation et le circuit de récupération sur les particules coulants, les différences de l’estimation des ratios d’assimilation (Fe à C) des cellules, et les changements dans la couche de mélange de la surface de l’eau[4].

Suivant les modèles considérés et prenant en compte différents paramètres écologique et chimique (zone euphotique, …) les résultats sont très variables. Mais tendent tous à conclure à une faible baisse de l’accumulation des émissions de CO2 par cette méthode de fertilisation des océans[5].

Malgré tous les résultats variables qui indiquent que la fertilisation par le fer ne serait pas une solution efficace pour séquestrer plus de CO2 dans le fond de l’océan, l’étude faite par Blain et al. rapporte les observations d'une efflorescence du phytoplancton induite par la fertilisation naturelle en fer - une approche qui offre la possibilité de surmonter certaines des limites des expériences à court terme.

Ces auteurs ont trouvé qu'un grand bloom de phytoplancton à la surface des eaux sur le plateau de Kerguelen dans l'océan Austral était soutenu par l’approvisionnement en fer et les nutriments principaux depuis des eaux profondes riches en fer.

L'efficacité de la fertilisation, définie comme le rapport de l'exportation de carbone à la quantité de fer fourni, était au moins dix fois plus élevée que les estimations précédentes obtenues des expériences d’ajout de fer à court terme.

Ce résultat apporte un nouvel éclairage sur l'effet de la fertilisation du fer et des macronutriments à long terme sur la séquestration du carbone, suggérant que les changements dans l'approvisionnement en fer de par les eaux profondes invoquées dans certains paléoclimats et futurs scénarios de changements climatiques, peuvent avoir un effet plus significatif sur les concentrations du CO2 atmosphérique qu'on ne le pensait.

Conclusion
La fertilisation des océans par le fer a donc des conséquences positives et négatives, c’est pourquoi, sa mise en place et son efficacité restent à confirmer. Les protocoles de fertilisation ont effectivement été effectués à petite échelle dans les océans afin de mieux comprendre les effets sur l’écosystème marin et le climat. Néanmoins, les résultats de différentes études menées depuis une vingtaine d’années sont parfois très contradictoires. Les incidences sur les cycles biogéochimiques, l’écologie et les effets à long terme restent donc incompris. Ils semblent donc important de réaliser davantage d’études expérimentales sur le sujet avant d’entamer des campagnes de fertilisation à grandes échelles.

Ces nouvelles expériences ne pourront pas se permettre d’omettre les points suivants si l’on désire avoir un minimum de pertinence dans les résultats[6] :

  • Réaliser des suivis de la fertilisation dans les régions de haute et de faible valeur nutritive afin de comprendre l’éventail des processus qui sont touchés par le fer.
  • Utiliser au maximum la fertilisation naturelle plutôt que la fertilisation artificielle ;
  • Inspecter l’océan de sous-surface pour vérifier le sort du carbone fixé ;
  • Le suivi et l'utilisation de modèles à long terme pour évaluer les effets en aval au-delà de la zone d'étude et la période d'observation ;
  • Amélioration des études de modélisation des résultats et des conséquences de la fertilisation ;
  • Analyser les coûts, avantages et impacts de la fertilisation par rapport à d'autres régimes d'atténuation du climat.

Enfin, comme la fertilisation des océans dont le but est de compenser l’émission anthropique de CO2 atmosphérique présente de nombreux risques et que son efficacité n’est pas encore certifiée, ne serait-il pas davantage pertinent d’utiliser les sommes versées, depuis vingt ans dans ces expériences de fertilisation, dans d’autres méthodes pour réduire les émissions anthropiques de CO2 ?

Publiée il y a presque 9 ans par Chia-Ting Chen et F. Giry.
Dernière modification il y a plus de 5 ans.

Cette synthèse se base sur 7 références.