INTRODUCTION

Actuellement cosmopolite suite à des introductions (Pirk et al. 2017), l'abeille domestique Apis mellifera serait originaire d'Afrique et Eurasie (Kotthoff et al. 2013, Cridland et al. 2017). Il est attendu qu'elle y ait coévolué avec d'autres pollinisateurs natifs ; des évitements ont pu se réaliser par des adaptations morphologiques, physiologiques ou comportementales (Shavit et al. 2009). Cependant, l'implantation de ruches d'abeilles domestiques, avec un très grand nombre d'individus, peut exercer une pression sur les espèces de pollinisateurs sauvages à faible effectif (abeilles solitaires ou colonies de bourdons). Des conditions climatiques particulières, une réduction dans la disponibilité des ressources florales et une rivalité directe avec les abeilles domestiques peuvent être moteurs d'une compétition inter-spécifique.
Les études sont contradictoires quant à savoir si l'abeille domestique induit un effet négatif sur les autres abeilles (les Apoidea, incluant les bourdons) en Eurasie et Afrique : une pression sur les pollinisateurs sauvages n'est pas systématiquement détectée et les résultats varient selon les caractéristiques du milieu.

I. COMPÉTITION POUR LES RESSOURCES

Si les abeilles domestiques possèdent la même gamme de régime alimentaire que les abeilles sauvages, elles peuvent écarter voire exclure ces dernières en exploitant plus efficacement le pollen et le nectar. Les individus sauvages peinent alors à récolter des ressources et doivent potentiellement parcourir de plus longues distances ou exploiter des ressources moins nutritives ou moins accessibles, ce qui peut affecter la reproduction par manque de réserves pour les larves.
Il pourrait y avoir d'autres effets indirects : par exemple, une espèce d'abeille solitaire voit les chambres aménagées pour ses oeufs davantage parasitées par des "guêpes-coucou" lorsque la disponibilité en ressources florales est diminuée (Goodell 2001).

Afin de tester l'effet de l'implantation d'abeilles domestiques, les protocoles peuvent comparer des variables prises sur différents sites présentant ou non des ruches, ou bien réaliser un suivi des sites avant et après l'installation de ruches. Un gradient de distance aux ruches peut aussi être testé.
Des mesures additionnelles de l'environnement peuvent être considérées afin d'éviter des effets confondants tels que des différences stochastiques :

  • entre sites (type de milieu, espèces florales, densité en fleurs)
  • dans le temps (notamment des paramètres climatiques comme des variations de température et d'humidité).

Cela nécessite donc un nombre important de réplicats dans l'espace (sites) et le temps (périodes de la journée mais aussi années).

1) Compétition par interférence

Des interactions directes telles que des agressions peuvent avoir lieu entre des espèces en compétition pour les ressources.
Les études ayant rapporté ce type d'interaction sont rares ; Hudewenz et Klein (2013) ont surveillé si des abeilles domestiques repoussaient les abeilles sauvages des fleurs qu'elles étaient en train de butiner, mais aucun cas n'a été relevé durant leurs observations.

2) Compétition par exploitation

a) Taux de visites de fleur
Les mesures effectuées pour tester un effet de compétition des abeilles domestiques sur les abeilles sauvages sont le plus souvent des comptages d'individus d'un même groupe butinant durant une certaine période sur une surface donnée. Avec une estimation de la densité en fleurs ouvertes, ce taux de visite peut être exprimé en nombre d'individus par fleur et par unité de temps. Ainsi, des données telles que la richesse (nombre d'espèces) ou l'abondance (nombre d'individus) en visiteurs ainsi que la durée de butinage peuvent être estimées.
Les études utilisant ces taux offrent des résultats variés.
Certains ne trouvent pas de corrélation entre abondance en abeilles domestiques et richesse en autres pollinisateurs (Forup et Memmott 2005) ou entre leurs taux de visites respectifs (Garibaldi et al. 2013), ou trouvent des résultats contradictoires entre années (Shavit et al. 2009).
D'autres concluent à une diminution du nombre de visites (Hudewenz et Klein 2013) ou de la densité en pollinisateurs sauvages (Herbertsson et al. 2016, Lindström et al. 2016) en présence d'abeilles domestiques.
Les abeilles domestiques sont généralistes et collectent de grandes quantités de ressources grâce à des adaptations sociales (par communication des sites aux autres membres) et morphologiques ; elles occupent préférentiellement des cultures produisant de grandes quantités de fleurs alors que les abeilles sauvages et bourdons visitent des plantes diversifiées et moins abondantes (Rollin et al. 2013 dans de nombreux habitats en France, Nielsen et al. 2017 sur des cultures de framboisiers en Norvège). Ces études ne permettent pas forcément de savoir si ces différences de patrons sont dues à des préférences spécifiques suite à une co-évolution ancienne ou si elles résultent d'un évitement récent de la compétition.
Des évitements spatiaux (Walter-Hellwig et al. 2006, Shavit et al. 2009) et temporels (Walter-Hellwig et al. 2006) peuvent être observés : des pollinisateurs sauvages favorisent des périodes de la journée pour se détourner des compétiteurs domestiques. D'autres variations comportementales s’expriment via :

  • une déviation vers des zones possédant des récompenses alimentaires (Walter-Hellwig et al. 2006)
  • un accroissement de la durée passée sur les fleurs sans que la fréquence de visite n'en soit forcément affectée (Goras et al. 2016).

b) Reproduction
Paini (2004) souligne l’importance de la prise en compte de la valeur sélective individuelle (survie et/ou reproduction) pour conclure à une compétition. Hudewenz et Klein (2013) observent dans les nids d'espèces lignicoles une réduction de la diversité, sans effet sur l'abondance de la descendance, mais pas de changements du nombre de nids d'espèces terricoles : il y a une forte influence des modes de vie et de l'environnement. D’autres estiment une valeur sélective par mesures morphométriques, pouvant traduire un apport différentiel en ressources. Ainsi, Elbgami et al. (2014) comparent des colonies de bourdons selon leur distance à des ruches d’abeilles domestiques et observent des changements significatifs de taille et/ou de poids au niveau des reines et des ouvriers. Ils concluent à des effets délétères de la proximité des abeilles domestiques sur leur valeur sélective. Goulson et Sparrow (2009) traitent spécifiquement des dimensions corporelles comme un indicateur de l’effet d’une compétition entre différentes espèces de bourdons et l’abeille domestique. Pour eux, en contexte sympatrique, les bourdons sauvages sont plus petits et seraient impactés par la compétition avec les abeilles domestiques.
Bien qu’il soit une composante de la compétition, le succès reproducteur reste peu étudié notamment du fait de sa complexité d'estimation (ce qui conduit à des difficultés d’interprétation).

c) Effets de l'habitat
La compétition entre abeilles domestiques et bourdons semble plus marquée dans un paysage homogène (en termes de structure végétale) qu'hétérogène (qui ont une plus grande proportion de prairies semi-naturelles) selon Herbertsson et al. (2016). Au sein d'un habitat de structure homogène mais de composition floristique variable, Lindström et al. (2016) n'ont pas trouvé de différence en ajoutant des abeilles domestiques (peu importe le paysage, les densités en abeilles sauvages chutent) et il y a un effet d'interaction avec la taille du champ.
Enfin, Forup et Memmott (2005) citent deux autres études (Inouye 1977, Williams 1986) où des bourdons européens ont des plus longues langues que les bourdons américains pour diversifier leur spectre de ressources florales ; dans leur propre étude, ces bourdons à longue langue seraient victimes d’une compétition par les abeilles domestiques (voire même par les bourdons à langue courte) dans des espaces ouverts. Il pourrait donc y avoir un lien (pour la structure végétale) ou pas (pour la composition floristique) entre une disparité végétale et des influences différentielles par les abeilles domestiques, pouvant conduire à des adaptations morphologiques locales (et qui ne sont plus valables dans d’autres contextes).

II. COMPÉTITION APPARENTE VIA DES PATHOGÈNES : MALADIES INFECTIEUSES ÉMERGENTES (MIE)

Au travers d’une review (Graystock et al. 2016) et d’un article qui y est cité (Fürst et al. 2014), il semble que les abeilles domestiques aient un impact négatif sur d’autres insectes pollinisateurs sauvages de manière indirecte, favorisant la propagation de MIE. Bien que le sens des interactions soit inconnu, il y aurait un lien entre les prévalences en pathogènes d'abeilles domestiques et d'une espèce de bourdons (Fürst et al. 2014). Plusieurs types de transitions existent (Graystock et al. 2016) :

  • le spillover, un passage unidirectionnel des abeilles domestiques aux autres pollinisateurs sauvages
  • la facilitation, une diffusion des vecteurs accentuée par un stress (comme une compétition)
  • le spillback, un passage des pollinisateurs sauvages aux abeilles domestiques qui, du fait de leur ubiquité, le transmettent à d'autres pollinisateurs sauvages à une plus large échelle et avec une prévalence accrue (par rapport à la prévalence originelle).

Les MIE ne prennent pas forcément leur source chez les abeilles domestiques, mais ces dernières peuvent en être un puissant vecteur (à échelle mondiale). En résulterait une contamination à large échelle géographique et spécifique chez les pollinisateurs sauvages.

CONCLUSION

Malgré une potentielle co-évolution entre abeilles sauvages et abeilles domestiques en Eurasie et Afrique, une compétition peut survenir suite à l'élevage de ces dernières en apiculture. Une propagation des parasites peut être facilitée par leur large déploiement, augmentant le réservoir d'hôtes disponibles (compétition apparente). Une compétition pour les ressources est possible mais délicate à déceler (Paini 2004), en particulier par la difficulté d'acquérir des mesures directes de la valeur sélective des abeilles sauvages ou de leurs effectifs. La reproduction, aspect relativement peu traité, paraît généralement être affectée par les ruches (mais de façon variable selon les espèces et l'habitat). Les visites de fleurs sont très étudiées mais plus complexes à interpréter, avec des résultats souvent contradictoires. La présence d'une compétition semble souvent dépendante du contexte (hétérogénéité d'habitat, diversité et abondance des ressources), de la période (pics de floraisons) et du climat (température, Nielsen et al. 2017). De plus, les abeilles domestiques ne sont pas systématiquement l'espèce la plus compétitive, les bourdons pouvant les supplanter selon la période (Forup et Memmott 2005) ou le climat, car mieux adaptés à des températures basses (Nielsen et al. 2017, Norvège). Cela se retrouve parfois dans des pays où elle est introduite (Xie et al. 2016, en Chine).

En raison des intérêts économiques des abeilles domestiquées, les apiculteurs désirent augmenter le nombre de ruchers, notamment dans les réserves naturelles qui constituent généralement des habitats moins perturbés (diversité florale accrue, absence de pesticides) et donc potentiellement plus favorables. Cette politique d'implantation de ruches dans divers milieux (naturels, agricoles, urbains) est accentuée par le déclin massif des pollinisateurs à travers le monde ; en particulier les disparitions d'abeilles domestiques inquiètent. Le bénéfice de pollinisation récupéré via l'introduction d'abeilles domestiques peut cependant être contrebalancé par les effets négatifs qu'elles imposent aux pollinisateurs sauvages.
En termes de services agricoles et écosystémiques, les abeilles sauvages remplissent un rôle plus ou moins important de pollinisation des cultures mais surtout potentiellement dans la reproduction de plantes à fleurs natives, car certaines sont plus spécialistes que les abeilles domestiques (Paini 2004, Moritz et al. 2005) et ne peuvent être totalement remplacées par celles-ci (Shavit et al. 2009, Garibaldi et al. 2013). Les décisions en mesure de protection de la biodiversité doivent donc avoir une approche globale prenant en compte le milieu, le climat, les espèces présentes (insectes, plantes, etc) selon leur diversité et leur abondance (ruches par rapport à abeilles à faibles effectifs ; monocultures ou habitat hétérogène).

Publiée il y a plus de 6 ans par Université de Montpellier et collaborateurs..
Dernière modification il y a plus de 4 ans.

Cette synthèse se base sur 17 références.