Une crise d’extinction massive se définit par la co-extinction quasi-simultanée (au sens de centaines de milliers d'années à l'échelle des temps géologiques) d'un grand nombre de taxons de rang élevé (famille, ordre, classe d'espèces) écologiquement différents (vivant dans des biotopes (milieux) différents) et géographiquement séparés. D'après Raup (1991), le seuil de disparition est de 65 % en moins de 5 MA (millions d'années) ou plus de 51 % en moins de 3.5 MA.
Les extinctions sont en fait des phénomènes courants mais habituellement compensés par la spéciation (le buissonnement d'une espèce en plusieurs nouvelles espèces)[1]. Il y a actuellement un consensus pour dire que de nombreuses espèces disparaissent dans les temps actuels. Les chiffres avancés sont certainement sous-estimés car de nombreuses d'espèces sont peu connues, voire pas du tout. Dans le grand règne des invertébrés par exemple, les espèces étudiées (dont certaines protégées) sont surtout les plus charismatiques[2]. Les invertébrés restent majoritairement inconnus.
Des observations appuient la thèse d'une sixième crise d'extinction massive qui serait causée par l'homme, surtout à ses activités provoquant la fragmentation des habitats, l'introduction d'espèces invasives, les épandages, les pathogènes, les espèces directement tuées, et le changement climatique global. Il semble en effet que les taux d'extinctions actuels sont supérieurs aux taux d'extinctions pré-anthropiques (avant que l'Homme ne soit présent)[3].
Comme de nombreux auteurs le font remarquer, la dynamique actuelle des changements globaux et locaux est a considérer de façon sérieuse pour les impacts qu’elle pourrait avoir sur la biodiversité mondiale (Williams et al. 2003).
On peut donc se demander : les circonstances actuelles permettent-elles de caractériser une sixième crise d'extinction massive ?
I- Des extinctions inquiétantes
En 2004, Thomas et al. [4] prennent parti pour dire que nous nous trouvons actuellement dans une sixième crise biologique. Ils modélisent les taux d’extinction d’ici 2050 selon trois scénarios (un changement climatique faible, moyen et fort). Ils tiennent compte, pour chaque scénario, des processus de dispersion des espèces et mettent en évidence plusieurs taux prévisibles de perte de biodiversité globale : de 11% à 58% de la biodiversité mondiale. Cependant, dans ce travail, l'étude de la biologie et de l'écologie des espèces est restreinte et ne tient pas compte des relations inter-spécifiques (entre les espèces), qui joue un rôle important dans la dynamique de la biodiversité.
De plus, les scénarios envisagés par les auteurs sont très différents : la variation entre le minimum de perte possible et le maximum de perte possible est d'un facteur 5. Ainsi, l'impact entre ces deux extrêmes implique des conséquences largement hétérogènes.
En 2008, Wake et Vredenburg[5] prennent également parti pour une crise d’extinction massive actuelle. Dans leur article, il mettent en évidence la disparition de 90% des habitats des espèces du genre Rana (amphibiens) : un genre qui pourrait illustrer une crise biologique.
Cependant, cette étude se base uniquement sur un nombre limité d'espèces et de taxons d'amphibiens, dans des zones spécifiques, et comporte peu de données chiffrées. Il ne semble pas légitime d’extrapoler le cas d’un clade (un groupe d'espèces ayant tous leurs ancêtres en commun) à l’ensemble de la biosphère.
Une troisième étude, de Dunn et al. [6], s’intéresse à une “sixième crise de coextinction massive”. Une extinction de masse est réellement admise par les auteurs, d’après eux dépendante en grande partie des relations parasitiques (gagnant-perdant) et mutualistes (gagnant-gagnant) qui conditionnent les réseaux trophiques (c'est à dire les relations entre les espèces). Ainsi, les auteurs affirment que : 1) Plus la spécialisation est forte, plus le risque est élevé pour le parasite ou le partenaire mutualiste ; 2) Les plus récents modèles montrent que l’extinction des populations de parasites et mutualistes sera plus précoce que celle des hôtes; 3) La coextinction est la plus courante des extinctions.
Les réseaux trophiques sont complexes et ce type d'analyse fait apparaître que les parasites et partenaires mutualistes sont en général plus résistants que ceux n'ayant pas de relations inter-spécifiques (entre différentes espèces) aussi spécialisées.
Les causes de ces coextinctions sont expliquées comme étant principalement la perte et la dégradation des habitats ainsi que le changement climatique.
Il est ainsi, d’après les auteurs, fondamental de connaître davantage les interactions biotiques (entre les être vivants) pour anticiper les risques de chaînes d'extinctions.
Ces trois études ont en commun de ne tenir compte de la dynamique de la biodiversité qu’à de courtes échelles de temps. De plus, certains indicateurs sont difficilement comparables aux données paléontologiques (telles les relations hôtes-parasites).
II- Une mise en contexte difficile
Bien que de nombreuses extinctions aient déjà été observées de façon empirique (mesurable) au cours de l’anthropocène (la période actuelle), leur taux est encore trop faible (1 % d’après Stork[7] et 7,9 % d’après Urban[8]) pour être comparé a ceux des 5 grandes crises. Ce taux pourrait néanmoins drastiquement augmenter avec la disparition des espèces actuellement menacées et classées sur la liste rouge de L’IUCN[1]. La conjoncture de ces nouvelles disparitions, espèces et habitats, et de l’augmentation de la pression humaine sur l’environnement, pourrait conduire la biosphère à atteindre un état critique de transition[9] et mener à une extinction massive.
Cependant parler “d’extinction massive” revient nécessairement à comparer cette crise aux précédentes, or le contexte et les possibilités d’études sont différentes. Pour estimer l’impact des crises paléontologiques, plusieurs outils ont été mis en place, comme l’étude de la diversité taxonomique avant et après la crise[10], notamment en recherchant des fossiles.
Si elle est en marche, la crise actuelle n’étant pas terminée : on ne peut simplement pas faire la somme des espèces disparues car on ne sait pas combien de temps la crise durera et si les taux d'extinction resteront constants. De même, les objets d’études et les méthodes sont différentes et certains cas actuels ne peuvent pas être comparés aux données du registre fossile, comme le cas des relations hôtes-parasite, les parasites ne se fossilisant que très peu. Il faudrait ainsi créer des modèles de prédiction et mettre en place des indices de diversité pour étudier l’impact de la crise sur la biodiversité.
La plupart des critiques portées sur cette controverse sont basées sur la mise en place de ces indices et sur ces modèles. Stork[7], ainsi que He et Hubbell[11], pose comme constat que la plupart des indices ne correspondent pas aux données empiriques et qu’ils surestiment les taux d’extinction. Les modèles basés sur les pertes d’habitats, tels que le SAR (Specie Area Relationship) ou le EAR (Endemic Area Relationship) ont tendance à surestimer les taux de disparition des espèces par rapport aux données issues des observations.
La biodiversité est une dynamique complexe, les interactions entre les taxons restent mal connues et sous-estimées dans les indices. La plupart des indices ont été basés sur l'étude des vertébrés, or les invertébrés sont bien plus diversifiés et nombreux, et jouent un rôle fondamental dans la structuration de écosystèmes[12]. Ainsi, ne pas en tenir compte dans les indices réduit considérablement la porté de ces derniers. Une crise n’affectant que les vertébrés peut-elle être considérée comme une extinction massive ?
La globalité de la crise est aussi l’objet de critiques. Selon l’article de Stork [7] les données montrent davantage des extinctions limitées au niveau régional, comme en Asie du Sud-Est (ou plus généralement dans les régions tropicales) que véritablement planétaire. Ces extinctions régionales pourraient ne pas impacter la biodiversté dans les autres écosystèmes, or les extinctions majeures sont caractérisées par leur globalité : elles touchent tous les biotopes (milieux). Si la crise actuelle touche uniquement des biotopes précis, elle ne peut être considérée comme une 6ème extinction de masse.
Enfin on peut pointer la difficulté de fixer un début et une fin à cette crise, ce qui complique les modélisations. Certains auteurs comme Brajea et Erlandsonb[13] se demandent si le début de la crise (période appelée Anthropocène) ne devrait pas être décalée dans le temps et commencer dès que l’homme a eu un impact sur la biodiversité. Comme l’homme est suspecté (en plus d’autres facteurs) d’avoir participé aux extinctions de la mégafaune (gros animaux) du Pleistocène, cette période pourrait être définie comme le début de la crise. Si on considère que la crise actuelle n’est que le continuum de la crise du Pléistocène, alors les taux d’extinctions moyen serait largement plus bas et la crise actuelle apparaîtrait moins brutale qu’elle n’est perçue actuellement.
III- Une thématique suscitant l'intérêt
Il semble que, pour de nombreux auteurs, ce thème permette principalement la réalisation d'articles à titre “choc” ne prenant pas de position claire face à la question. Ces articles, traitant tous de cas précis nécessitant la mise en place d'un plan de conservation ou encore un changement de statut auprès de l'UICN, ne nous permettent pas de nous positionner davantage dans la controverse. Parmi ceux-là, on peut notamment citer les travaux de Thomas[14] traitant des nombreuses difficultés à faire des comparaisons entre les données géologiques et les projections futures ; ceux de Viola et al.[15] réalisant une évaluation de la crise de biodiversité sur les invertébrés ; ainsi que ceux de Veron et al.[16] traitant de la crise des récifs coralliens. Bien que ces études soit d'un intérêt notable dans la compréhension des mécanismes à l'origine de l'érosion de la biodiversité, elles ciblent toutes des cas précis, parfois extrêmement localisés, ne rendant pas compte d'une crise biologique à l'échelle globale.
Conclusion
Les données empiriques des dernières années montrent qu’il existe bien une crise de la biodiversité, mais les avis sur notre entrée dans une sixième crise d’extinction massive divergent. Cependant, tous convergent vers la mise en évidence des limites quant à ce type d’études : nous manquons de données nous permettant de bien caractériser la biodiversité actuelle, quantitativement parlant mais également biologiquement et écologiquement, et de est difficile d'estimer l’ampleur de la crise actuelle. Les modèles prévisionnels établis pour estimer l’impact des changement globaux sur la biodiversité ne peuvent refléter l'entière complexité des biotopes et du fonctionnement des écosystèmes, résultant souvent d’équilibres fragiles.
De plus, l'absence de consensus méthodologique rend difficile la mise en commun et la comparaison des travaux proposant des estimations.
Ainsi, afin d’améliorer les prédictions quant à la dynamique de la biodiversité, il serait nécessaire de mettre en place des indices et indicateurs communs prenant en compte la complexité de la diversité, et permettant la comparaison des différents résultats des études.
Sachant que les cinq précédentes crises se basent sur des échelles de temps géologiques (qui se comptent en millions d'années), il parait difficile de caractériser les temps actuels (quelques centaines d'années) comme une nouvelle crise : ces périodes s'étendent bien au delà de la longévité de l’espèce humaine. Nous ne pouvons ainsi caractériser un événement de “crise d’extinction massive” que par sa délimitation par un début et une fin, et donc a posteriori.
Nous n’avons ainsi aucune certitude sur la durée de la dynamique actuelle de la biodiversité, ni de son ampleur in fine. D’après les estimations, si les extinctions continuent au même rythme, alors les taux de disparition d'espèces se rapprocheront de ceux des 5 grandes crises. Cette crise pourrait être caractérisée à l'échelle géologique et nous ne serions qu’au début d'une période plus longue. Cependant, si les efforts de conservation sont renforcés, la crise pourrait être plus courte et les taux d’extinction pourraient ne pas atteindre ceux des 5 grandes crises.
Ainsi, notre incapacité actuelle à estimer avec précision les risques exacts qu’encourt la biodiversité contemporaine ne doit pas nous restreindre quant aux actions à mettre en place pour conserver au mieux les habitats et les écosystèmes dont dépend cette biodiversité.