Schéma bilan de l'analyse
[A lire de haut en bas]
© Bouabdellah Florian, Gay Claire, Moulin Clarice

Ci-dessous, les dénominations abeille mellifère, abeille domestique et Apis mellifera, sans précision les précédant ni les suivant, se réfèrent aux populations domestiquées (enruchage) de l’espèce Apis mellifera (Hymenoptera, Apoidae, Apidae).

​​Introduction

Contexte

Depuis le début des années 90 (Watanabe, 1994[1]), l’espèce Apis mellifera, dite abeille domestique ou mellifère, fait face au syndrome d’effondrement des colonies (CCD : Colony Collapse Disorder). Ce syndrome décime de plus en plus de populations, avec des causes potentielles multiples : dégradation de l’habitat, parasitisme par Varroa destructor (acarien d’Asie du Sud-Est) ou encore changement climatique (Potts et al., 2010[2]).

Or, cette abeille, la plus étudiée et par conséquent la mieux connue, a depuis longtemps été présentée comme un pollinisateur essentiel des cultures agricoles. De plus, on la retrouve sur tous les continents, ce qui fait de sa sauvegarde un enjeu mondial.

Pourtant, face à l’inquiétude des agriculteurs, certains résultats scientifiques tendent à relativiser les effets d’une telle menace. En effet, le rôle d’A.mellifera dans la pollinisation des cultures a pu être surestimé pour plusieurs raisons avancées par certaines études, e.g. manque de connaissance des pollinisateurs sauvages.
Mais l’intérêt économique de conservation d’A.mellifera, à travers l’apiculture, et sa facilité de gestion de par sa domestication en font aujourd’hui encore un allié de poids dans l’agriculture. Au-delà de ces avantages, reste à savoir s’il est réellement judicieux de privilégier cette abeille pour la pollinisation des cultures, car l’étude des pollinisateurs sauvages a pu amener à remettre en doute son utilisation pour cet objectif précis.

Problématique

Ainsi, sans tenir compte des intérêts économiques et sociétaux, nous nous demandons si A.mellifera joue un rôle prépondérant dans la pollinisation des cultures et l’amélioration des rendements ? Les importances relatives des espèces sauvages et domestiques sont-elles différentes selon la zone géographique et la culture observée ?

Hypothèses et plan d’analyse

On postule que les pollinisateurs sauvages et domestiques auraient une importance variable dans la pollinisation des cultures, dépendante de la région du monde où sont faites les études scientifique et de la culture observée.

Nous aborderons les différences d'efficacité de pollinisation des cultures entre abeilles domestiques et pollinisateurs sauvages. Nous analyserons les différents résultats entre cultures considérées et pays/continents ayant participé à alimenter la controverse. En ouverture, nous présenterons cette fois-ci les enjeux sociétaux et la dimension économique sous-jacents à cette controverse.

Cœur de la synthèse

Plus de 20 ans de controverse

La controverse apparaît dès 1991. Corbet et al. (1991)[3] proposent des mesures de conservation des espèces sauvages et une augmentation de leurs effectifs pour contrer un déclin imminent des pollinisateurs. Morse (1991)[4] répond alors que la réaction à avoir face au déclin est d’utiliser plus de colonies d’abeilles domestiques car les abeilles sauvages ne peuvent se substituer à A.mellifera.
Plus tard, Ghazoul (2005)[5] relativise la notion de déclin, insistant sur le fait que c’est majoritairement A.mellifera qui disparaît, et que des espèces non-Apis peuvent accomplir la pollinisation des cultures à sa place. Un commentaire de Steffan-Dewenter et al. (2005)[6] rétorque que compter sur seulement quelques espèces sauvages généralistes pour maintenir les cultures n’est pas viable.
Le débat revient en 2011 quand Aebi et Neumann[7] affirment qu’il faut chercher à mieux comprendre la présence d’endosymbiontes comme potentielle cause du CCD car « l’abeille domestique est un pollinisateur agricole essentiel », mais qu’Ollerton et al. (2012)[8] contrent cet argument en citant Breeze et al. (2011)[9] : la pollinisation des cultures serait majoritairement assurée par les syrphes et abeilles sauvages. Aebi et al. (2012)[10] répondent que le rôle prépondérant des abeilles sauvages dans les cultures n’est valable que pour le Royaume-Uni et qu’il manque des informations au niveau mondial, remettant en cause par la même occasion les conclusions de Breeze et al. (2011)[9].

Nous avons ici essayé de comprendre cette absence de consensus, en abordant la controverse sous l’angle du pays de l’étude, mais aussi de la culture considérée.

Efficacité des pollinisateurs en fonction du pays

Dans tous les articles analysés, peu abordent la problématique de manière globale. La plupart se concentre sur un pays ou une région donnée, pour des raisons évidentes de mise en œuvre du protocole expérimental : il semble évident qu’à l’instar de divers processus écologiques et climatiques, tous les facteurs biotiques et abiotiques interagissant sont difficiles à appréhender à grande échelle.
Malgré tout, l’article de Garibaldi et al. (2013)[11] est un des seuls de notre analyse à ne pas se focaliser sur une seule espèce de plante, un seul système de culture ou un seul pays. Il indique qu’à l’échelle de tous les continents, la nouaison est augmentée dans tous les cas par les insectes sauvages mais dans moins de 2 cas sur 10 par les abeilles mellifères. De plus, le dépôt de pollen par les pollinisateurs sauvages entraîne une nouaison plus forte que par les abeilles domestiques. Cependant, Klein et al. (2007)[12] ont montré que les pollinisateurs sauvages n’étaient pas forcément plus efficaces que l’abeille domestique dans le monde, mais au moins aussi efficaces dans 70% des cas.
Bien qu’elle ne s’intéresse pas à la différence précise Apis mellifera/pollinisateurs sauvages, une autre méta-analyse internationale (Rader et al., 2016[13]) conclut que les pollinisateurs sauvages autres que les abeilles sont de meilleurs alliés des cultures, non pas parce qu’ils sont plus efficaces (les abeilles sont plus efficaces), mais parce qu’ils visitent davantage les fleurs.
En Europe, au Royaume-Uni (Breeze et al., 2011[9]), les conclusions sont les suivantes : les abeilles domestiques ne pourraient polliniser de façon optimale qu’un peu plus de 10% des cultures. De la même manière, dans les milieux insulaires tels que la Nouvelle-Zélande (Rader et al., 2012[14]), certains pollinisateurs peuvent se montrer aussi efficaces dans le temps et l’espace que l’abeille domestique, et peuvent donc être un filet de sécurité face aux problèmes qui touchent cette dernière. Par conséquent, si on leur fournit les ressources nécessaires, ces pollinisateurs non gérés pourraient se substituer à A.mellifera.
De plus, l’ajout d’A.mellifera n’augmente pas les rendements des cultures aux Etats-Unis (Petersen et al., 2013[15]).
Au contraire, au Burkina Faso (Stein et al., 2017[16]), le rôle de l’abeille domestique est prépondérant. C’est elle qui effectue le plus de visites sur le coton et le sésame, permettant une augmentation du poids des graines et des fibres, et la mise en place du fruit. Ainsi, dans ce pays tropical, l’A.mellifera “semi-domestique” est le pollinisateur le plus efficace : sa disparition pourrait entraîner de graves répercussions sur la productivité agricole du pays.

On sait que 70% des cultures des pays tropicaux ont une reproduction zoogame (animal-dépendante, pour la majorité pollinisateur-dépendante). Ce chiffre monte à 84% dans les cultures européennes (Klein et al., 2007[12]).
Bien qu’aucune information n’ait été trouvée sur ce point, il se pourrait que les espèces de pollinisateurs sauvages les plus efficaces se distribuent peut-être dans les régions tempérées, ayant empiriquement et indirectement poussé les habitants des zones tropicales à produire des cultures moins pollinisateur-dépendantes, et à utiliser l’abeille domestique comme pollinisateur généraliste.

Efficacité des pollinisateurs en fonction de la culture

Avant toute chose, il faut savoir que les cultures pollinisateur-dépendantes ne fournissent qu’un tiers de la production dans le monde (Klein et al., 2007[12]), bien que la majeure partie des cultures soient pollinisateur-dépendantes. La production de graines à l’échelle industrielle et les divers modes de reproduction des cultures dominantes, e.g. vent et eau pour les céréales, permettent à beaucoup d'agrosystèmes de s’émanciper des pollinisateurs.
Pour le reste des cultures, A.mellifera est souvent considéré comme le principal pollinisateur (Howlett & Lankin, 2018[17] ; Stein et al., 2017[16]), e.g. Trifolium repens. Cependant, cette efficacité de pollinisation est très largement corrélée au grand nombre d’individus dans chacune des cultures. Du point de vue de l’efficacité individu par individu, les bourdons Bombus sp. semblent pouvoir récolter bien plus de pollen que les abeilles domestiques (Howlett & Lankin, 2018[17] ; Frier et al., 2016[18] ; Willmer et al., 1994[19]).
Sur le bleuet Vaccinium angustifolium (Javorek et al., 2002[20]), le dépôt de pollen par Bombus sp. et les abeilles solitaires Andrena sp. est plus grand que celui d’A.mellifera, qui doit effectuer 4 fois plus de visites pour une même efficacité.
Sur le chèvrefeuille Lonicera caerulea (Frier et al., 2016[18]), malgré son affinité pour cette plante, l’abeille domestique reste moins efficace en termes de dépôt de pollen et de rapidité de visite que Bombus sp. et Osmia sp..
Une autre étude (Petersen et al., 2013[15]) montre que l’ajout de pollinisateurs domestiques dans les cultures de citrouille Cucurbita pepo d’où ils étaient originellement absents ou moins présents n’augmente pas les rendements. La pollinisation par les espèces non gérées, dont A.mellifera sauvage, suffit.

Ainsi, dans beaucoup de cultures, A.mellifera n’est pas le pollinisateur le plus efficace. Les bourdons Bombus sp. semblent les plus utiles, c’est pourquoi certains proposent d’utiliser des bourdons domestiqués en plus des abeilles mellifères dans certaines cultures (Stanghellini et al., 1998[21]), e.g. Cucumis sativus.
Klein et al. (2007)[12] évoquent un rôle sous-estimé des abeilles sauvages comparé à celui d’A.mellifera, et suggèrent une stratégie pour permettre aux abeilles sauvages (notamment aux bourdons) de voir leurs populations croître. Cela permettrait d’améliorer la pollinisation et de contrebalancer l’effondrement des populations d’A.mellifera.

Conclusion et ouverture

Ce qui est encore discuté

L’efficacité des abeilles domestiques dans la pollinisation des cultures est variable selon la zone géographique et le type de culture considérée. Par exemple, l’abeille domestique augmenterait le rendement des cultures de sésame et coton en Afrique (Stein et al., 2017[16]), mais pas celui d’alfalfa dans plusieurs régions du monde (Westerkamp & Gottsberger, 2000[22]). Il semblerait donc que les capacités de pollinisation des différentes espèces de pollinisateurs sauvages et domestiques dépendent de leur morphologie (Westerkamp & Gottsberger, 2000[22]), de leur comportement (Garibaldi et al., 2013[11]) et de leur spécialisation ou généralisation vis-à-vis des ressources (Ghazoul et al., 2005[5]).

Ce qui semble attesté

Il ressort de cette analyse que la meilleure des pollinisations résulterait d’une grande diversité de pollinisateurs (Garibaldi et al., 2013[11] ; Rader et al., 2012[14]). L’assurance écologique qu’apporteraient les communautés diversifiées de pollinisateurs serait ainsi le seul consensus sur l’efficacité de pollinisation dans les cultures : une grande diversité de morphologies, de phénologies et de comportements des insectes permettraient de polliniser une grande diversité de fleurs.

Enjeux économiques et sociétaux

Avec le CCD qui pèse sur A.mellifera, certains scientifiques et économistes cherchent à quantifier le service écosystémique porté par celle-ci, et son potentiel remplacement par les espèces sauvages (Ghazoul et al., 2005[11]).
Autrefois considéré comme seulement équivalent à 0.15 fois celui porté par les abeilles gérées, le service porté par les pollinisateurs sauvages est aujourd’hui estimé à 1.82 fois supérieur à celui des domestiques (Allsopp et al., 2008[23]), représentant une valeur économique 3 fois supérieure.
Cependant, les abeilles mellifères sont à l’origine de l’intégralité des bénéfices en apiculture, et par conséquent indirectement d’une valeur culturelle importante (Potts et al., 2016[24]). En termes de services, leur remplacement par les pollinisateurs sauvages n’aurait donc a priori qu’un effet modéré sur la pollinisation des cultures, mais un profond effet sociétal avec l’effondrement de l’industrie apicole.

Bouabdellah Florian, Gay Claire, Moulin Clarice.

Publiée il y a plus de 4 ans par C.Gay et T. Latrille.
Dernière modification il y a plus de 4 ans.

Cette synthèse se base sur 24 références.