Introduction
Les aménagements urbains sont en général faits pour durer. Un route, un pont, une voie de chemin de fer, correctement entretenus, peuvent être utilisés pendant plusieurs dizaines d'années. Ces aménagements représentent des dépenses importantes, non seulement en investissement initial, mais également en fonctionnement (entretien, etc.). A titre d'exemple, un kilomètre d'autoroute coute en France environ 5 à 6 millions d'euros. Ils doivent donc être réfléchis au regard de leurs impacts positifs et négatifs à court, moyen et long termes. Les impacts positifs sont souvent facilement déterminés : ce sont eux qui justifient les investissements conséquents. En revanche, les impacts négatifs, notamment à long terme, sont plus difficiles à anticiper. Parmi ces impacts, les questions liées à la pollution de l'air, au cadre de vie en général et à la sécurité routière notamment justifient qu'on s'interroge sur la pertinence d'aménager de nouvelles voies de circulation ou, au contraire, d'en fermer certaines.
En posant ces questionnements, une hypothèse implicite est qu'il existe un lien entre le nombre (et la qualité) des infrastructures routières et le trafic automobile. Une hypothèse qui semble logique dans un sens : la construction d'une route à un endroit où il n'y en avait pas ne peut que générer du trafic supplémentaire. Par contre, dans l'autre sens, l'hypothèse est moins intuitive : réduire la voirie dédiée à la circulation en ville par exemple conduit-il à réduire le trafic, ou uniquement à augmenter la congestion sur les voies restantes ? Ce phénomène présumé de réduction du trafic est qualifié d'"évaporation" et il est souvent invoqué par les promoteurs d'une réduction de la place de la voiture en ville pour justifier des opérations de fermeture de voies. Un exemple récent et très médiatique a été la fermeture des voies sur berges à Paris, qui a provoqué de vives réactions politiques.
Il est donc intéressant d'essayer de comprendre si cet effet d'évaporation existe bel et bien, s'il est automatique ou non, s'il est pérenne ou non, etc.
L'induction du trafic, un phénomène quasi-universel
Pour comprendre et trancher sur l'évaporation du trafic, il faut d'abord bien comprendre le phénomène inverse, l'induction du trafic. Il a été observé pour la première fois en 1938 par Bressey & Lutyens qui travaillaient au ministère des transports au Royaume-Uni[1] :
"As soon as it opened, carried 4.5 times more vehicles than the old route was carrying; no diminution, however, occurred in the flow of traffic on the old route, and from that day to this, the number of vehicles on both routes has steadily increased . . . These figures serve to exemplify the remarkable manner in which new roads create new traffic."
ou en français "Dès que la route a été ouverte, 4.5 fois plus de véhicules circulaient que sur l'ancienne route ; toutefois aucune diminution du trafic sur cette ancienne route n'a été observé, et depuis ce jour, le nombre de véhicules sur les deux routes ne cesse d'augmenter ... Ces chiffres sont une remarquable illustration de la façon dont de nouvelles routes créent du nouveau trafic."
Une autre étude importante, par Glanville & Smeed en 1958, montre que les routes congestionnées connaissent un rythme d'augmentation du trafic inférieur aux routes peu congestionnée : un nouvel indice en faveur de la théorie de l'induction du trafic.
Depuis, de nombreuses études abondent dans le même sens et confirment l'existence quasi-automatique de cette induction du trafic lors de l'augmentation du réseau routier[1][2]. Goodwin (1996)[1] ajoute une dimension théorique validant l'existence de l'induction du trafic de manière générale, et valide ses résultats avec l'analyse de nombreuses études de cas. L'auteur se base sur les élasticités prix de la consommation d'essence : de combien (en % de temps de trajet) un automobiliste fait varier ses déplacements si le prix de l'essence augmente de 1 % ? A partir de données empiriques, il parvient très simplement à établir un lien entre variation du temps de trajet (donc moins de consommation d'essence) et variation du trafic. Il montre que l'élasticité du trafic par rapport au temps de trajet est de -0.5 à court terme et de -1 à long terme. Cela signifie qu'une baisse de 10 % du temps de trajet provoque une augmentation de 5 % du trafic à court terme, et de 10 % à long terme (ces valeurs sont en réalité des moyennes correspondant à des intervalles de 0 à 20 % voire 0 à 40 % selon les cas étudiés).
Dans leur étude Budgets temps de transport : les sociétés tertiaires confrontées à la gestion paradoxale du "bien le plus rare"[3], Crozet & Joly (2004) montrent que les habitants de grandes métropoles dans les pays industrialisés raisonnent, pour leur choix de déplacement, à la fois en budget financier (en €), et en budget temps de transport (temps passé). Les auteurs de cette intéressante étude utilisent des données empiriques pour démontrer que le budget temps de transport présente un seuil inférieur : il ne descend pas à l'infini quand les vitesses de déplacement augmentent. Ainsi, la construction d'une nouvelle route pour réduire la congestion qui permet de réduire le temps de trajet d'un usager ne réduira que très peu son budget temps de transport total : cet usager réinvestira le temps gagné pour effectuer d'autres déplacements. C'est bien une mise en évidence de l'effet d'induction du trafic, basé ici sur une approche économique et sociologique.
Enfin, une étude sur les voies réservées au covoiturage[4] montre que même dans cette situation qui vise justement à réduire le nombre de véhicules en augmentant le nombre de passagers par automobile, l'ajout d'un telle voie (en plus des voies existantes, ce qui correspond bien à une augmentation de la capacité totale) provoque aussi une induction de trafic supplémentaire, balayant au passage les objectifs de réduction de la pollution de l'air souvent associés.
L'induction du trafic semble donc être un phénomène quasi automatique et universel lors de l'augmentation des capacités de la voirie, même si les nouvelles voies sont réservées à un public restreint. Donner une quantification générale de cet effet est par contre un exercice délicat auxquelles peu d'études se confrontent tant les situations particulières (évolution du revenu des usagers, alternatives de moyens de transport, état de la congestion avant agrandissement, etc.) influencent la dynamique temporelle et la force de l'induction.
L'évaporation du trafic, une dynamique davantage dépendante des contextes locaux
La dynamique inverse, l'évaporation du trafic, est un sujet de recherche et d'études depuis beaucoup moins longtemps puisque la question de la réduction de la place de la voiture dans les agglomérations ne se pose que depuis quelques années (voire dizaines d'années pour les villes les plus en "avance"). Le renouveau de la ville consolidée[5], constituée autour d'espaces publics qui (re)deviennent de nouvelles centralités, tend en effet à vouloir réduire la place de la voiture pour encourager les mobilités douces (marche, vélo), tant pour des raisons de confort de vie (convivialité, bruit) que de pollution atmosphérique. Savoir si la réduction des capacités de la voirie peut être un outil pour atteindre ces objectifs devient donc un enjeu important.
Les chercheurs ont su faire preuve d'inventivité pour étudier ce phénomène : une méthodologie qui se retrouve dans plusieurs études consiste à profiter de travaux[6] voire de catastrophes (effondrement de ponts notamment)[7] pour étudier en temps réel les reports de circulation et l'évolution du trafic par comptage des véhicules (souvent des capteurs sont placés sous les routes lors de leur aménagement pour suivre le trafic) et par des enquêtes auprès des automobilistes pour comprendre l'évolution de leurs choix de mobilité. Ces études mettent en évidence une certaine évaporation du trafic de l'ordre de 4 % à 10 % à court terme (en prenant en compte les routes parallèles), sans toujours être certaines de pouvoir l'imputer exclusivement à la réduction de la capacité de la voirie. En revanche, il est établi que les usagers mettent surtout en place des stratégies de décalage dans le temps de leurs déplacements (partir 15 min plus tôt ou plus tard par exemple pour éviter les pics de circulation) et tâtonnent pour trouver des trajets alternatifs les moins longs possibles. Au bout de quelques mois, un certain équilibre est retrouvé et les temps de trajet moyens retrouvent des valeurs plus proches de la situation avant travaux/catastrophe[7].
Une grande étude menée par Cairns et al. (2002)[8] recense 70 cas de réduction de voirie dans 11 pays différents et démontre qu'en général, une évaporation d'une partie du trafic a bien lieu à court terme, dans des proportions toutefois très variables (de 0 à 40 % de trafic en moins sur l'ensemble du réseau de la zone, avec une médiane autour de 10 %). Les cas de réduction du trafic les plus spectaculaires concernent des plans de modification urbaine de grande ampleur dans lesquelles les modifications des voiries considérées n'étaient qu'un volet. L'étude suggère ainsi des effets cumulatifs quand de nombreuses modifications forcent les usagers à repenser totalement leur mobilité. Crozet & Joly (2004)[3] évoquent aussi le rôle de l'offre en transport en commun pour amplifier cette évaporation.
Les raisons de cette évaporation sont explorées par Cairns et al. (2002)[8] :
Conclusion
D'abord, il est possible de conclure que l'induction du trafic par la création de nouvelles voies de circulation est un phénomène démontré et qui fait consensus dans la littérature explorée. Cette induction est pérenne et quasi-automatique. Toutefois son ampleur reste dépendante des contextes locaux.
En ce qui concerne l'évaporation du trafic par la fermeture de voies de circulation, cette revue de la littérature permet de conclure qu'elle semble avérée dans de nombreux cas, sans qu'un caractère systématique puisse être affirmé. Dans les agglomérations denses, la présence d'un réseau de transport en commun de qualité semble être un catalyseur de l'évaporation du trafic. De même, des aménagements de grande ampleur ont plus de chance de remettre en question la mobilité des usagers que des opérations isolées. Toutefois, les réponses principales face à la fermeture d'une voie, au moins à court terme, sont davantage le décalage des horaires de circulation et la recherche de nouveaux itinéraires moins longs. A long terme, la fermeture de voies peut influencer les habitants dans leurs choix de lieu d'habitation et/ou de travail et conduire à une évaporation progressive et pérenne du trafic.
Ainsi à Paris, la circulation automobile intramuros a chuté de 28 % depuis 2001, lorsque les premiers aménagements pour réduire la place de la voiture ont été mis en œuvre (des plots pour réduire le stationnement sauvage) : une illustration possible de ce phénomène d'évaporation du trafic ?
Terminons, avec Crozet et Mercier (2016), en nous posant la question de l'opportunité de réduire la circulation automobile en ville avec des réductions volontaires de la voirie : cette régulation par la congestion ne gagnerait-elle pas à devenir plutôt une gestion de la congestion ? La généralisation des routes à "fluidité lente" peut être un moyen efficace pour évaporer le trafic (en jouant sur les temps de trajet) sans créer volontairement des embouteillages et les externalités qui en découlent (sécurité, perte de confort des usagers, pollution accrue, etc.). En assumant qu'une part de congestion est de toute façon inhérente à la ville et symptôme de son dynamique !