Douleur ou nociception : que perçoivent réellement les Invertébrés ?



Cadre, focus et mise au point :

La différence entre douleur et nociception peut sembler floue lorsqu’on s’intéresse au règne animal. En effet, si la perception de la douleur n’est plus remise en doute chez les organismes Vertébrés, elle est sujet à débat chez les Invertébrés, par exemple chez les Insectes. La nociception est un processus neurologique sensoriel qui aurait été sélectionnée au cours de l’évolution dans un but de préservation de l’organisme (Elwood, 2011) : certains scientifiques estiment que ce message nerveux n’est pas compris et assimilé en tant que douleur chez les Invertébrés (Monso, 2018), alors que d’autres estiment qu’ils ressentent la douleur de la même manière que les Vertébrés (Elwood, 2011 ; Huis, 2019).

Nous souhaitons donc réaliser une approche pluridisciplinaire sur la question de la douleur et nociception chez les Invertébrés. Nous nous intéresserons aux problèmes étymologiques de définition de douleur et nociception qui causent débat dans la littérature avant de nous pencher sur les problématiques physiologique et neurologique alimentant cette controverse. Enfin nous étudierons la question en nous concentrant sur le point de vue évolutif de l’acquisition des mécanismes de nociception, notamment au travers d’études d’anatomie comparée.

Publiée il y a environ 5 ans par Université de Montpellier.
Dernière modification il y a environ 5 ans.

La synthèse :

La nociception est la perception via des récepteurs sensoriels (nocicepteurs) de stimuli menaçant l'intégrité de l'organisme et provoquant une réponse réflexe. La douleur est définie par l’IASP (International Association for the Study of Pain) comme une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en terme d’une telle lésion (d’après Merskey, 1979). Ces deux expériences sont difficilement dissociables chez l’être humain, bien que la perception de douleur puisse intervenir sans nociception (Loeser & Melzack, 1999 ; Minett et al. 2014). De plus, la sensibilité à la douleur est une expérience personnelle et subjective, différente chez les organismes au sein d’une même espèce, ce qui rend son identification et son étude complexe. Plusieurs critères clés sont ainsi proposés pour déterminer la présence de douleur chez un organisme : 1) la présence de nocicepteurs, 2) la présence d’un système nerveux adéquat, 3) la modification de réponse à un stimuli suite à l’administration d’analgésiques ou d'opioïdes, 4) des capacités cognitives élevés, 5) l’apprentissage d’évitement de stimuli aversif, 6) changements physiologiques, 7) des réaction motrices de protection, 8 ) la présence d’un compromis entre perception de douleur et acquisition d’une ressource (Elwood, 2012). Chez Homo sapiens, la perception d’un signal nociceptif, permise par l’activation de récepteur sensoriels (nocicepteurs), déclenche la transmission d’un influ nerveux le long de fibres spécialisées (fibres Aδ et C) et la stimulation du cortex cérébral où l’information est traitée et traduite en douleur (Sneddon, 2018). Ce mécanisme, assez facilement identifiable chez l'humain, est plus difficile à étudier chez les invertébrés. Ces derniers diffèrent des vertébrés par l’organisation et la complexité de leur système nerveux. Il peut être diffus – composé d'un réseau de neurones sans centralisation aucune, comme chez les cnidaires ou les spongiaires – ou organisé en un cordon nerveux ventral composé d'une succession d’amas de neurones appelés ganglions – le ganglion supraœsophagial, plus large et complexe, étant qualifié de cerveau chez les arthropodes. L’organisation des structures cérébrales et nerveuses liées à la perception de douleur chez les humains est totalement différente chez les invertébrés. Si cet argument pourrait sembler suffisant pour exclure l’existence de douleur telle qu’expérimentée par les humains chez les invertébrés, un certain nombre d’arguments, notamment comportementaux, tendent à indiquer que ces organismes pourraient ressentir plus que de la nociception.
D’un point de vue évolutif et écologique, la perception de douleur induit un avantage en terme de valeur sélective (Walters & Williams, 2019). L’expérience de douleur faciliterait la prise de décision par un organisme, notamment dans le cas où un compromis doit être fait entre acquisition d’une ressource désirable et perception d’un stimulus aversif (Appel & Elwood, 2009).
Ici, nous tenterons d’exposer les différents arguments réfutant ou soutenant l’existence de douleur chez les invertébrés en nous concentrant sur les deux grands champs disciplinaires les plus étudiés : l’anatomie fonctionnelle et structurelle comparée et le comportement.

Approches anatomo-fonctionnelles
Une importante part de la littérature sur la douleur chez les invertébrés repose sur l’étude de leur système nerveux. Comme précisé plus tôt, les invertébrés présentent une grande hétérogénéité dans l’organisation de leur système nerveux. L’absence des structures cérébrales fines connues pour être impliquée dans la perception de douleur chez l’humain accroît la difficulté de l’étude de cette expérience chez les invertébrés. De plus, les capacités nociceptives sont très variables au sein des différents clades de métazoaires (Smith & Lewin, 2009). Chez les invertébrés, certains des embranchements les plus basaux comme les cnidaires possèdent uniquement des nocicepteurs sensibles aux atteintes mécaniques tandis que les arthropodes partagent une sensibilités aux stimuli chimiques, thermiques et mécaniques (Smith & Lewin, 2009). Ces différences physiologiques permettent de questionner la validité d’une approche comparative dans l’étude de la douleur (Sherwin, 2001 ; Barr & Elwood, 2011). Toutefois, la complexité des mécanismes neurologiques impliqués dans la perception de douleur chez l’humain fait que de nombreux scientifiques considèrent son existence improbable chez des organismes présentant un système nerveux réduit (Rose et al. 2014 ; Biggles, 2019). Si cet argument semble valable dans le cas des spongiaires et des cnidaires qui ne présentent pas de structures assimilables à un cerveau et ont des capacités nociceptives limités (Smith & Lewin, 2009), il est nettement plus discutable quand appliqué à d’autres invertébrés. Malgré le nombre limité de neurones le composant, l’organisation du ganglion supraœsophagial est particulièrement complexe et semble responsable d’une grande variété de comportements et ressentis (Barron & Klein, 2016). Ainsi, Barron et Klein (2016) proposent que l’analogie fonctionnelle retrouvée entre certaines aires cérébrales des insectes et des humains rende possible l’existence d’expériences subjectives et donc de douleur chez les premiers.

Approches comportementales
Certains auteurs, comme R.W. Elwood, S. Barr et M. Apple tentent de démontrer l’existence de douleur chez les crustacés par des approches majoritairement comportementales. Au cours de leurs études, ils ont pu démontrer que plusieurs points comportementaux sont retrouvés chez les crustacés, notamment une réaction motrice de défense et un apprentissage d’évitements de stimuli nociceptifs (Elwood, 2011), la présence de compromis entre acquisition de ressource et perception d’un stimulus aversif (Apple & Elwood, 2009) et une modification de comportement associée à des changements physiologiques après perception de la dégradation de l’intégrité corporelle (Elwood, 2011 ; Sneddon et al, 2014 ; Elwood, 2019 ; mais voir Groening et al, 2017). Rose et Biggles ont plusieurs fois exprimé leur inquiétude quant à la tendance affichée par certains scientifiques - Elwood, Barr et Sneddon tout particulièrement - à limiter la clef de détermination de douleur à certains points signalés comme trop simplistes. Dans leur article de 2014 et plus tard dans la revue de 2019, Rose et Biggles présentent la démarche utilisée par leurs opposants comme une atteinte à la rigueur scientifique, arguant que la modification de la définition de douleur dessert la cause des invertébrés. Ces arguments semblent tout à fait questionnables dans la mesure où les intéressés justifient rigoureusement leur choix de critères pour évaluer la présence de douleur. La présence d’un “système nerveux adéquat” est signalée comme questionnable du fait du manque de connaissance sur les capacités réelles des invertébrés en terme de ressenti et de perception. La modification des réactions suite à l’administration d’un analgésique est écartée pour des raisons physiologiques, l’impact des analgésiques utilisés semblant différer entre les vertébrés et invertébrés (Barr et al, 2008; Barr & Elwood, 2011). Ces résultats permettent d’ailleurs de questionner la pertinence des études proposant d’utiliser des invertébrés comme modèle pour tester des analgésiques. Si les invertébrés semblent partager un système conservé de mécanisme de nociception, des possibles différences dans leur réponse aux analgésiques peuvent induire des biais important dans ces études.

En définitive, on constate que, bien qu’il est admis que les Invertébrés soient capables de nociception, l’idée qu’ils puissent ressentir de la douleur reste en débat : de nombreux arguments théoriques semblent indiquer uniquement la perception de nociception alors que les réponses obtenues à l’issu d’expériences comportementales semblent montrer qu’ils sont capables de plus que de simple nociception. La frontière entre douleur et nociception semble difficile à définir d’un point de vue expérimental, ce qui explique que certaines études censées étudier la douleur ne soit en fait que des analyses sur le mécanisme de nociception. Le débat sur la possibilité de douleur chez les invertébrés est principalement alimenté par deux groupes de chercheurs opposant leurs points de vue et méthodes depuis plus d’une dizaine d’années. Ces deux camps semblent rester sourds aux arguments soulevés par leur opposition : les critiques portant sur la méthodologie et l’utilisation de stimuli nociceptifs “artificiels” sont toujours utilisés par les équipe de Barr, Sneddon et Elwood ; et les arguments - valides car appuyés par plusieurs études impartiales - abordant la nécessité d’une refonte de la clef de détermination de la douleur chez les invertébrés sont toujours balayés par Rose et Biggles. La prise en compte de biais protocolaires comme ceux soulignés par Biggles (2019) et particulièrement l'utilisation de stimuli nociceptifs plus proches de ceux retrouvés dans la nature, pourrait amener des informations complémentaires permettant l'avancée de cette controverse. De plus, certains groupes taxonomiques (e.g. Arthropodes) ont été plus largement étudiés que d’autres (Walters, 2018) bien que l’inclusion d’autres taxons proches des arthropodes pourraient permettre de questionner la validité de certains arguments, il semble néanmoins qu’il soit impossible de généraliser la présence ou absence de douleur dans une clade aussi large que celui des invertébrés. Le temps de divergence important séparant les différents clades d'invertébrés de l'humain utilisé comme référence permet de questionner la validité des approches par analogie qui sont à la base des études sur la douleur (Sneddon et al, 2014). De plus, la sélection d’autres modèles de référence pour les études par analogie jusqu’alors peu ou pas considérée semble nécessaire pour répondre à la question de la douleur chez les différents groupes d’invertébrés. La vision anthropocentrée de la douleur représente un biais (Sherwin, 2001 ; Adamo, 2016) dans l'hypothèse où le mécanisme de perception de la douleur a pu apparaître indépendamment dans différents taxa au cours de l'évolution. De nouvelles études, menées par des chercheurs n’ayant pas encore pris part à cette controverse et prenant en compte les différents argments déjà soulevés par les scientifiques participant à ce débat, permettraient d’apporter un regard objectif sur les éléments de réponse fournis.

Publiée il y a presque 5 ans par J.L. Claret.
Dernière modification il y a presque 5 ans.

Cette synthèse se base sur 19 références.

Discrimination entre réflexes nociceptifs et réponses complexes associées à la perception de la douleur chez les crustacés.

Review - 2019 - Royal Society publishing
Discrimination between nociceptive reflexes and more complex responses consistent with pain in crustaceans.
Elwood RW.

Examen de questions scientifiques concernant le bien-être des crustacés.

Review - 2019 - ICES Journal of Marine Science
Review of some scientific issues related to crustacean welfare
B. K. Diggles

Evolution des mécanismes et comportements liés à la douleur.

Review - 2019 - Royal Society publishing
Evolution of mechanisms and behaviour important for pain
Edgar T. Walters, Amanda C. de C. Williams

Biologie nociceptive des mollusques et des arthropodes : Indices d'évolution des fonctions et des mécanismes potentiellement liés à la douleur

Review - 2018 - Frontiers in physiology
Nociceptive Biology of Molluscs and Arthropods: Evolutionary Clues About Functions and Mechanisms Potentially Related to Pain
Edgar T. Walters

Physiologie comparative de la nociception et de la douleur

Review - 2018 - Physiology
Comparative Physiology of Nociception and Pain
Lynne U. Sneddon

Recherche de preuves de l'expérience de la douleur chez les abeilles mellifères : Une étude d'auto-administration

Article - 2017 - Scientific reports
In search of evidence for the experience of pain in honeybees: A self-administration study
Groening J, Venini D, Srinivasan MV. In search of evidence for the experience of pain in honeybees: A self-administration study. Sci Rep. 2017;7:45825. Published 2017 Apr 4. doi:10.1038/srep45825

Ce que les insectes peuvent nous dire sur l'origine de la conscience.

Review - 2016 - Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America
What insects can tell us about the origins of consciousness
Andrew B. Barron, Colin Klein

Les insectes ressentent-ils la douleur? Une question à l'intersection du comportement animal, de la philosophie et de la robotique.

Review - 2016 - Animal Behaviour
Do insects feel pain? A question at the intersection of animal behaviour, philosophy and robotics
Shelley Anne Adamo

Les poissons peuvent-ils réellement ressentir la douleur ?

Review - 2014 - Fish and Fisheries
Can fish really feel pain?
J D Rose, R Arlinghaus, S J Cooke, B K Diggles, W Sawynok, E D Stevens, C D L Wynne

Définition et évaluation de la douleur animale

Review - 2014 - Animal Behaviour
Defining and assessing animal pain
Lynne U. Sneddon, Robert W. Elwood, Shelley A. Adamo, Matthew C. Leach

Preuves de la perception de douleur par les crustacés décapodes.

Review - 2012 - Animal Welfare
Evidence for pain in decapod crustaceans
RW Elwood

Douleur et souffrance chez les Invertébrés ?

Review - 2011 - ILAR Journal
Pain and Suffering in Invertebrates?
Robert W. Elwood

Absence de preuve d'un effet analgésique de la morphine après administration d'un choc électrique chez le crabe Carcinus meanas

Article - 2011 - Behavioural Processes
No evidence of morphine analgesia to noxious shock in the shore crab, Carcinus maenas
Stuart Barr, Robert W. Elwood

Nocicepteurs : une revue phylogénétique

Review - 2009 - Journal of Comparative Physiology A
Nociceptors: a phylogenetic view
Ewan St. John Smith, Gary R. Lewin

Compromis motivationnel et expérience potentielle de la douleur chez les bernard-l'ermite

Article - 2009 - Applied Animal Behaviour Science
Motivational trade-offs and potential pain experience in hermit crabs
Mirjam Appel, Robert W. Elwood

Nociception ou douleur chez un Crustacé Décapode ?

Article - 2008 - Animal Behaviour
Nociception or pain in a decapod crustacean?
Stuart Barr, Peter R. Laming, Jaimie T.A. Dick, Robert W. Elwood

Les invertébrés peuvent-ils souffrir? Quel est le degré de robustesse de l'argument par analogie?

Review - 2001 - Animal Welfare
Can invertebrates suffer? Or, how robust is argument-by-analogy?
Sherwin C. M