La nociception est la perception via des récepteurs sensoriels (nocicepteurs) de stimuli menaçant l'intégrité de l'organisme et provoquant une réponse réflexe. La douleur est définie par l’IASP (International Association for the Study of Pain) comme une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en terme d’une telle lésion (d’après Merskey, 1979). Ces deux expériences sont difficilement dissociables chez l’être humain, bien que la perception de douleur puisse intervenir sans nociception (Loeser & Melzack, 1999 ; Minett et al. 2014). De plus, la sensibilité à la douleur est une expérience personnelle et subjective, différente chez les organismes au sein d’une même espèce, ce qui rend son identification et son étude complexe. Plusieurs critères clés sont ainsi proposés pour déterminer la présence de douleur chez un organisme : 1) la présence de nocicepteurs, 2) la présence d’un système nerveux adéquat, 3) la modification de réponse à un stimuli suite à l’administration d’analgésiques ou d'opioïdes, 4) des capacités cognitives élevés, 5) l’apprentissage d’évitement de stimuli aversif, 6) changements physiologiques, 7) des réaction motrices de protection, 8 ) la présence d’un compromis entre perception de douleur et acquisition d’une ressource (Elwood, 2012). Chez Homo sapiens, la perception d’un signal nociceptif, permise par l’activation de récepteur sensoriels (nocicepteurs), déclenche la transmission d’un influ nerveux le long de fibres spécialisées (fibres Aδ et C) et la stimulation du cortex cérébral où l’information est traitée et traduite en douleur (Sneddon, 2018). Ce mécanisme, assez facilement identifiable chez l'humain, est plus difficile à étudier chez les invertébrés. Ces derniers diffèrent des vertébrés par l’organisation et la complexité de leur système nerveux. Il peut être diffus – composé d'un réseau de neurones sans centralisation aucune, comme chez les cnidaires ou les spongiaires – ou organisé en un cordon nerveux ventral composé d'une succession d’amas de neurones appelés ganglions – le ganglion supraœsophagial, plus large et complexe, étant qualifié de cerveau chez les arthropodes. L’organisation des structures cérébrales et nerveuses liées à la perception de douleur chez les humains est totalement différente chez les invertébrés. Si cet argument pourrait sembler suffisant pour exclure l’existence de douleur telle qu’expérimentée par les humains chez les invertébrés, un certain nombre d’arguments, notamment comportementaux, tendent à indiquer que ces organismes pourraient ressentir plus que de la nociception.
D’un point de vue évolutif et écologique, la perception de douleur induit un avantage en terme de valeur sélective (Walters & Williams, 2019). L’expérience de douleur faciliterait la prise de décision par un organisme, notamment dans le cas où un compromis doit être fait entre acquisition d’une ressource désirable et perception d’un stimulus aversif (Appel & Elwood, 2009).
Ici, nous tenterons d’exposer les différents arguments réfutant ou soutenant l’existence de douleur chez les invertébrés en nous concentrant sur les deux grands champs disciplinaires les plus étudiés : l’anatomie fonctionnelle et structurelle comparée et le comportement.

Approches anatomo-fonctionnelles
Une importante part de la littérature sur la douleur chez les invertébrés repose sur l’étude de leur système nerveux. Comme précisé plus tôt, les invertébrés présentent une grande hétérogénéité dans l’organisation de leur système nerveux. L’absence des structures cérébrales fines connues pour être impliquée dans la perception de douleur chez l’humain accroît la difficulté de l’étude de cette expérience chez les invertébrés. De plus, les capacités nociceptives sont très variables au sein des différents clades de métazoaires (Smith & Lewin, 2009). Chez les invertébrés, certains des embranchements les plus basaux comme les cnidaires possèdent uniquement des nocicepteurs sensibles aux atteintes mécaniques tandis que les arthropodes partagent une sensibilités aux stimuli chimiques, thermiques et mécaniques (Smith & Lewin, 2009). Ces différences physiologiques permettent de questionner la validité d’une approche comparative dans l’étude de la douleur (Sherwin, 2001 ; Barr & Elwood, 2011). Toutefois, la complexité des mécanismes neurologiques impliqués dans la perception de douleur chez l’humain fait que de nombreux scientifiques considèrent son existence improbable chez des organismes présentant un système nerveux réduit (Rose et al. 2014 ; Biggles, 2019). Si cet argument semble valable dans le cas des spongiaires et des cnidaires qui ne présentent pas de structures assimilables à un cerveau et ont des capacités nociceptives limités (Smith & Lewin, 2009), il est nettement plus discutable quand appliqué à d’autres invertébrés. Malgré le nombre limité de neurones le composant, l’organisation du ganglion supraœsophagial est particulièrement complexe et semble responsable d’une grande variété de comportements et ressentis (Barron & Klein, 2016). Ainsi, Barron et Klein (2016) proposent que l’analogie fonctionnelle retrouvée entre certaines aires cérébrales des insectes et des humains rende possible l’existence d’expériences subjectives et donc de douleur chez les premiers.

Approches comportementales
Certains auteurs, comme R.W. Elwood, S. Barr et M. Apple tentent de démontrer l’existence de douleur chez les crustacés par des approches majoritairement comportementales. Au cours de leurs études, ils ont pu démontrer que plusieurs points comportementaux sont retrouvés chez les crustacés, notamment une réaction motrice de défense et un apprentissage d’évitements de stimuli nociceptifs (Elwood, 2011), la présence de compromis entre acquisition de ressource et perception d’un stimulus aversif (Apple & Elwood, 2009) et une modification de comportement associée à des changements physiologiques après perception de la dégradation de l’intégrité corporelle (Elwood, 2011 ; Sneddon et al, 2014 ; Elwood, 2019 ; mais voir Groening et al, 2017). Rose et Biggles ont plusieurs fois exprimé leur inquiétude quant à la tendance affichée par certains scientifiques - Elwood, Barr et Sneddon tout particulièrement - à limiter la clef de détermination de douleur à certains points signalés comme trop simplistes. Dans leur article de 2014 et plus tard dans la revue de 2019, Rose et Biggles présentent la démarche utilisée par leurs opposants comme une atteinte à la rigueur scientifique, arguant que la modification de la définition de douleur dessert la cause des invertébrés. Ces arguments semblent tout à fait questionnables dans la mesure où les intéressés justifient rigoureusement leur choix de critères pour évaluer la présence de douleur. La présence d’un “système nerveux adéquat” est signalée comme questionnable du fait du manque de connaissance sur les capacités réelles des invertébrés en terme de ressenti et de perception. La modification des réactions suite à l’administration d’un analgésique est écartée pour des raisons physiologiques, l’impact des analgésiques utilisés semblant différer entre les vertébrés et invertébrés (Barr et al, 2008; Barr & Elwood, 2011). Ces résultats permettent d’ailleurs de questionner la pertinence des études proposant d’utiliser des invertébrés comme modèle pour tester des analgésiques. Si les invertébrés semblent partager un système conservé de mécanisme de nociception, des possibles différences dans leur réponse aux analgésiques peuvent induire des biais important dans ces études.

En définitive, on constate que, bien qu’il est admis que les Invertébrés soient capables de nociception, l’idée qu’ils puissent ressentir de la douleur reste en débat : de nombreux arguments théoriques semblent indiquer uniquement la perception de nociception alors que les réponses obtenues à l’issu d’expériences comportementales semblent montrer qu’ils sont capables de plus que de simple nociception. La frontière entre douleur et nociception semble difficile à définir d’un point de vue expérimental, ce qui explique que certaines études censées étudier la douleur ne soit en fait que des analyses sur le mécanisme de nociception. Le débat sur la possibilité de douleur chez les invertébrés est principalement alimenté par deux groupes de chercheurs opposant leurs points de vue et méthodes depuis plus d’une dizaine d’années. Ces deux camps semblent rester sourds aux arguments soulevés par leur opposition : les critiques portant sur la méthodologie et l’utilisation de stimuli nociceptifs “artificiels” sont toujours utilisés par les équipe de Barr, Sneddon et Elwood ; et les arguments - valides car appuyés par plusieurs études impartiales - abordant la nécessité d’une refonte de la clef de détermination de la douleur chez les invertébrés sont toujours balayés par Rose et Biggles. La prise en compte de biais protocolaires comme ceux soulignés par Biggles (2019) et particulièrement l'utilisation de stimuli nociceptifs plus proches de ceux retrouvés dans la nature, pourrait amener des informations complémentaires permettant l'avancée de cette controverse. De plus, certains groupes taxonomiques (e.g. Arthropodes) ont été plus largement étudiés que d’autres (Walters, 2018) bien que l’inclusion d’autres taxons proches des arthropodes pourraient permettre de questionner la validité de certains arguments, il semble néanmoins qu’il soit impossible de généraliser la présence ou absence de douleur dans une clade aussi large que celui des invertébrés. Le temps de divergence important séparant les différents clades d'invertébrés de l'humain utilisé comme référence permet de questionner la validité des approches par analogie qui sont à la base des études sur la douleur (Sneddon et al, 2014). De plus, la sélection d’autres modèles de référence pour les études par analogie jusqu’alors peu ou pas considérée semble nécessaire pour répondre à la question de la douleur chez les différents groupes d’invertébrés. La vision anthropocentrée de la douleur représente un biais (Sherwin, 2001 ; Adamo, 2016) dans l'hypothèse où le mécanisme de perception de la douleur a pu apparaître indépendamment dans différents taxa au cours de l'évolution. De nouvelles études, menées par des chercheurs n’ayant pas encore pris part à cette controverse et prenant en compte les différents argments déjà soulevés par les scientifiques participant à ce débat, permettraient d’apporter un regard objectif sur les éléments de réponse fournis.

Publiée il y a plus de 4 ans par J.L. Claret.
Dernière modification il y a plus de 4 ans.

Cette synthèse se base sur 19 références.