Cette controverse à savoir la relation entre empathie et comportements d’entraide se place au sein d’un cadre théorique. Les enjeux seraient de voir dans quelle mesure l’apparition de l’empathie chez certains animaux peut moduler la grande diversité de comportements d’entraide. Et dans un plus vaste contexte, tenter de mieux comprendre la dynamique sociale. Dans cette synthèse, il s’agit dans un premier temps de donner une définition et des limites les plus précises possibles des termes utilisés.
La définition et les origines de l’empathie ne font pas consensus dans la littérature scientifique. Pour de nombreux chercheurs, l’empathie consiste à éprouver ce que les autres ressentent, et se superpose au concept de contagion émotionnelle. Pour certains, cela fait référence à une capacité cognitive complexe, telle que la théorie de l’esprit et la cognition sociale [1], pour d’autres elle est définit comme la capacité à être affecté et à partager l’état émotionnel d’un individu [2].
D’un point de vue neurobiologique, il est intéressant de se pencher sur les mécanismes d’origine neurale. Pour illustrer ces éléments, nous pouvons citer les expressions faciales comme indicateurs de l’état physiologique ou émotionnel d’un individu [3]. Les neurones miroirssont pointés du doigt comme étant impliqués dans une forme fondamentale d’empathie. Leur implication structurelle complexe irait dans le sens d’une expérience partagée [3]. La dimension chimique de l’empathie peut aussi être vue dans la relation entre l’ocytocine et les comportements sociaux [4].
Sous un angle évolutif, il est possible d’émettre l’hypothèse que cette connexion émotionnelle ait évolué sous la pression de contraintes sélectives liées aux soins parentaux. Ces aptitudes empathiques seraient donc phylogénétiquement anciennes [5]. En revanche, certains scientifiques défendent l’idée que l’empathie ne serait pas liée à l’hérédité et se construirait au cours du développement grâce aux interactions sociales [6].
Le terme générique de comportements prosociaux réfère aux comportements d'entraide. La coopération correspond à des actions réciproques entre individus. Les bénéfices engendrés par l'action coopérative sont généralement directs et positifs pour le destinataire. Il est possible d'ajouter une nuance de temps à cette définition, puisque les bénéfices ne sont pas forcément immédiats. En revanche, dans le cas de l'altruisme les bénéfices sont souvent unilatéraux, ce comportement est uniquement bénéfique pour le receveur.
Avant de poursuivre par une analyse d’études de cas, il est légitime de se demander comment les comportements d'entraide peuvent évoluer et se maintenir au sein des populations, au vu des principes de la sélection naturelle de Darwin. En effet, le propre de cette théorie est d’optimiser la survie et la reproduction, afin de transmettre un maximum de ses gènes aux générations suivantes.
I/- Comportements coopératifs sans empathie :
De nombreux exemples mettent en évidence des comportements d’altruisme et de coopération chez des espèces où l’empathie n’a pas été mesuré.
L’un des comportements sociaux les plus ancestral est la formation de biofilm. Un biofilm est une communauté multicellulaire de micro-organismes, adhérant entre eux et à une surface, marquée par la sécrétion d'une matrice adhésive et protectrice. Il est une étape normale ou potentielle du cycle de vie de la plupart des bactéries, qui affichent alors un comportement coopératif. L’autolyse bactérienne a récemment été identifiée comme un mécanisme clé régulant le développement du biofilm.
Cette autolyse, nommée “suicide altruiste”, implique la capacité d'un individu bactérien à se sacrifier afin de réduire la compétition pour les ressources au sein d'une population et aussi permettre le recyclage des cellules lysées [7]. De plus, des études soutiennent que les microbiomes auraient une influence sur une large gamme de comportements sociaux, par leur impact sur les besoins nutritionnels et les choix alimentaires [8]. Les microbes pourraient modifier les interactions sociales chez les animaux hôtes via des effets sur leur communication chimique [9].
Chez les sociétés d’insectes, l’altruisme est bien perçu. La loi d’Hamilton (1964) justifie en partie qu’un comportement altruiste soit favorisé tant que le coût pour l’acteur est compensé par suffisamment de bénéfices pour le destinataire apparenté. C’est pourquoi les ouvrières sacrifient la quasi-totalité de leur reproduction. Il arrive que seul quelques individus se reproduisent dans une colonie, les autres se contentant de prendre soin de leurs congénères : c’est le cas chez les insectes comme les abeilles, guêpes, fourmis, termites et chez de rares mammifères comme les rats-taupes nu (Heterocephalus glaber).
Des auteurs mettent en évidence des comportements coercitifs comme moteur de cet altruisme. En effet, le développement des larves en reines via le contrôle des aliments favoriserait l’altruisme, en réduisant la reproduction directe. C’est en empêchant la reproduction directe que la pression sociale force les individus à devenir altruiste [10].
Des comportements d’entraide sans motivation empathique ont également été relevé chez des larves d’insectes parasitoïdes solitaires. Des expériences démontrent que ces larves parasitent préférentiellement les hôtes hébergeant une larve non apparentée, préférant mourir de faim plutôt que de rentrer en compétition avec une soeur [11].
II/- Comportements coopératifs motivés par l’empathie :
Nous sommes partis de l’hypothèse que les intentions empathiques seraient une valeur ajoutée aux comportements d’entraide. L’empathie pourrait alors motiver certains comportements prosociaux.
Le cas de l’eusocialité chez les insectes sociaux, conduit à un système évolutivement stable. Or, dans une logique de course aux armements (théorie de la Reine rouge de Van Valen), les stratégies des mammifères sociaux s'orienteraient préférentiellement vers l’empathie, les rendant plus efficaces dans leur structure sociale.
L’inertie phylogénétique est importante pour expliquer l’émergence de l’empathie en lien avec la pratique ancestrale des soins parentaux . Ces soins parentaux quasi-ubiquistes chez les mammifères peuvent garantir une meilleure valeur sélective [5]. Les modèles d’évolution des comportements sociaux insistent sur le fait que les tendances prosociales sont engendrées par des individus favorisant leurs apparentés. C’est en ce sens, que la kin sélection (sélection de parentèle) intervient. En assistant préférentiellement leurs apparentés, ils promeuvent leur patrimoine génétique (concept d’inclusive fitness). En parallèle, la mise en place de systèmes de détection des apparentés est primordiale ; éléments peu pris en compte dans ces modèles (Bell, 2010). Ainsi, ces mécanismes originellement affiliés « exclusivement » aux soins parentaux, semblent constituer un véritable « tampon social », solidifiant les liens sociaux entre apparentés.
Ainsi, des comportements analogues à l’empathie ont pu être soulignés.
III/- Association "marginale" entre comportements prosociaux et empathie :
Dans certains cas, l’association entre empathie et prosocialité n’est pas aussi tranchée.
Chez une espèce de fourmi (Cataglyphis cursor), il existe des « comportements de secours ». Ici, la fourmi fait preuve d’un comportement ciblé et dirigé. Toutes les fourmis ne sont pas capables d’apporter cette aide, reposant sur le polyéthisme, la maturité et l’expérience des individus. Considérés comme non empathiques, ces insectes semblent ici capables d’intégrer un signal de détresse [15]. Des pressions de sélection liés aux contraintes de leur milieu de vie aride auraient contribué à l’émergence d’un tel comportement.
De même, les comportements dits de réciprocité définis sur une échelle de temps courte se définissent comme un service rendu plutôt que comme une expression affective. Chez les singes vervets (Chlorocebus pygerythrus), l’épouillage peut être le reflet de la hiérarchie, gage d’alliances dans des conflits, et aussi contexte-dépendant (régulé par l'expérience sociale) [16].
La réciprocité et les mutualismessont importants pour le maintien des comportements coopératifs entre individus non-apparentés [17]. Or, en situation de risque, ces individus agissent de façon népotique, en favorisant leurs apparentés, c’est le cas de la chauve-souris vampire (Desmodus rotundus)[18].
Cette propension à agir de manière prosociale peut-elle se retrouver chez des animaux solitaires ?
Le cas de partage de nourriture chez des Orang-outans solitaires (Pongo sp.) captifs, suggère que les sujets ne partagent pas spontanément leurs bénéfices, bien que ce choix ne les désavantage pas. Ce qui soutiendrait les hypothèses en faveur de la prosocialité comme résultat d’une vie en environnements sociaux complexes.
Des limites...
La notion d’empathie ne dispose pas de proxy permettant de la « quantifier », les études sont essentiellement qualitatives et différemment interprétées. Les suivis sont souvent menés sur des animaux captifs, l’environnement social n’étant pas le même, les interactions ex-situ peuvent être biaisées.
Certains aspects manquent afin d’avoir une meilleure lecture des comportements d’entraide. En effet, dans quelle mesure et selon quels paramètres ces comportements peuvent varier ?
La définition empathique étant souvent anthropocentrée et hétérogène, l'interprétation comportementale des espèces peut être controversée. Cependant, en combinant ces informations avec des données sur la régulation émotionnelle des espèces, il serait possible de comprendre ce phénomène empathique multifactoriel. Ainsi, l'étude des bases neurales de l'empathie est prometteuse pour évaluer l'empathie chez l'Homme et d'autres espèces [19].
Conclusion et perspectives
Des comportements d’entraide sont mis en évidence dans l’ensemble du règne animal, des procaryotes aux grands mammifères. On pourrait penser que l’empathie n’est pas le moteur nécessaire de ces comportements, car ces comportements ont été trouvé chez des espèces où elle n’est pas clairement démontré. Toutefois, ces comportements n’ont pas la même origine et les mêmes fonctions selon les espèces. La prise en considération de l’existence d’une diversité de comportements « espèces-dépendants » et de polymorphismes cognitifs est à intégrer dans l’équation. Les futures études évaluant les motifs sous-jacents aux comportements empathiques fourniront des informations utiles pour clarifier la nature, les caractéristiques empathiques et leurs liens avec les comportements d’entraide chez les animaux non humains et leur continuité phylogénétique dans le règne animal. Il pourrait également être judicieux d'associer à l'étude de l'empathie des bases de « psychologie-évolutive », et d'évolution de l'équité, aspects non abordés ici.
Certaines questions restent en suspens, comme le déterminisme de l'empathie qui reste encore assez flou...
Quid du règne végétal : les plantes disposent-elles de systèmes de coopération ? Peut-on considérer les processus de facilitation comme des comportements d'entraide ?